Sur André Dhôtel

Sur deux romans d’André Dhôtel : Le Pays où l’on arrive jamais et L’Enfant qui disait n’importe quoi

Tous les personnages de ces deux romans d’André Dhôtel cherchent quelque chose ou quelqu’un. Certains savent ce qu’ils cherchent, d’autres non. Certains agissent de leur propre volonté, d’autres sont animés par une force inconnue. Ainsi Hélène, avec l’aide de Gaspard, cherche son pays, le grand pays, le pays de « Maman Jenny » (Le Pays où l’on arrive jamais) ; Alexis et ses amis de la « Société de Recherches » tentent de percer les mystères de la « vie décousue »; une vieille demoiselle les charge de retrouver sa nièce, Blandine, qui veut retrouver la maison où elle a passée son enfance avec son père (L’Enfant qui disait n’importe quoi). Tous cherchent un paradis perdu ou une personne disparue ; tous aspirent à retrouver une unité originelle, qu’elle soit celle de la nature sauvage ou de la cellule familiale primitive.

L’action de ces deux romans ne se déroule ni dans l’espace ni dans le temps.

D’une part, la nature ne se distingue pas des sentiments qu’elle provoque. Comme lieu sacré de l’enfance, « coupé de toutes relations avec le monde » (L’Enfant qui disait n’importe quoi) où l’enfant vit dans un monde qui « se cache à ses yeux » (Le Pays où l’on n’arrive jamais), la nature est une expérience affective. Elle peut à tout moment changer sous l’effet d’une « merveilleuse épouvante ». Dans Le Pays où l’on n’arrive jamais, l’apparition d’un ours déclenche ainsi toutes sortes d’évènements fantastiques (un enfant sourd entend les oiseaux, un autre surmonte sa peur, un troisième triomphe de son agressivité). La nature est imprégnée d’affectivité.

D’autre part, la famille est le lieu d’une joie toujours renouvelée, par-delà les ravages du temps. « Maman Jenny » se confond avec les bouleaux, palmiers, chênes et pommiers figés pour l’éternité dans un livre d’images (Le Pays où l’on n’arrive jamais). Lorsque Alexis revient à Valmarie, il s’étonne que « jamais les bois ni l’étang n’avaient été si beaux. Alexis s’attachait aux arbres, aux roseaux et aux champs comme on s’attache à un être qu’on aime, de la même matière qu’il s’était attaché à Blandine ». L’image de la jeune fille se confond avec celle du paysage aimé, elle persiste quelques temps avant de disparaître. « D’abord il s’imaginait que c’était Blandine qui passait et qui s’avançait vers lui. Et puis à mesure que les jours s’écoulèrent, il n’y eu plus Blandine tout simplement ». Pourtant, alors qu’il croit l’avoir définitivement oubliée, Blandine vient le rejoindre à Valmarie. A la fin du roman, ils repartent ensemble à Pontbaut où Blandine retrouve son père et la maison « d’où elle peut partir à travers le monde et un peu plus loin que le monde ». (L’Enfant qui disait n’importe quoi).

Ainsi, dans la vie des personnages, tout vient de l’origine et tout y retourne. L’espace et le temps sont deux dimensions de la vie affective.

Tous les évènements qui se succèdent entraînent les personnages vers la dernière scène, évènement absolu, hors du monde, au fond de l’espace et du temps. Cette scène, à la fois finale et originelle, est celle des retrouvailles pathétiques de ceux qui s’aiment. Alexis, par exemple est, « entraîné par un sentiment qu’il ne parvient pas à dominer » (L’Enfant qui disait n’importe quoi).

Hélène, Blandine, Gaspard, Alexis et les autres sont arrachés à une unité originelle qu’ils vont parfois retrouver à leurs corps défendant. Ainsi, dansLe Pays où l’on n’arrive jamais, Gaspard retrouve ses parents sans les avoir cherché ; il souhaite seulement aider son ami et c’est par une suite de hasards, de catastrophes et d’évènements insolites qu’il les retrouvera ; il brisera un miroir, chevauchera un cheval pie, naviguera sur une péniche, traversera les océans jusqu’aux Bermudes entraîné par une force inconnue. « Qu’il fasse ou qu’il dise n’importe quoi, il était entraîné malgré lui loin de Lominval ». De même, Alexis redécouvre Valmarie après avoir cherché vainement Blandine, et il retrouve Blandine en se réfugiant à Valmarie. Pourtant, avant de devenir membre de la « Société de Recherches », il n’avait aucune idée de ce qu’il cherchait.

L’affectivité se joue du lecteur comme elle se joue des personnages.

« Il y a dans le même pays plusieurs mondes véritablement » (Le Pays où l’on n’arrive jamais). Arraché dès la première phrase à son monde familier, le lecteur est entraîné malgré lui vers la scène finale ; il n’a plus de volonté ; il ne distingue plus le vrai du faux, le réel de l’imaginaire, la réalité de la fiction. La qualité de son existence n’est plus la même. La lecture lui ouvre une nouvelle dimension. L’apparition d’un ours ou d’un cheval pie, la découverte d’un chalet sur le toit d’un vieux moulin abandonné ne le surprennent pas. Pour lui, il ne s’agit plus de croire ou de ne pas croire à la réalité des personnages, à la vraisemblance des évènements, mais de ressentir ce que ressentent les personnages. Il s’agit de se laisser emporter par le flux des émotions, d’adhérer, avec les personnages, à la magnifique illusion qu’il existe un lieu originel, hors du temps et de l’espace, figé dans la beauté du souvenir, où ceux qui s’aiment peuvent vivre ensemble pour l’éternité.

Le lecteur entrevoit le bonheur dès le début de sa lecture. Car le texte, comme la « terre est immense, mais il y a des liens entre les choses ». Pour découvrir ses liens il doit, comme Gaspard « tâcher de lire les signes qu’il y a dans les choses » (Le Pays où l’on n’arrive jamais). Or le langage des émotions ne s’apprend pas. Nul besoin de connaître le sens des mots, de savoir ce qu’ils évoquent où ce qu’ils désignent ; les mots viennent de l’origine et y retournent. Chaque mot, chaque signe, exprime l’unité originelle ; chaque mot est une promesse de bonheur. Ainsi, le lecteur est capable de lire les signes dans les choses mais il ne sait pas encore. La lecture le lui révèle. Comme Alexis, il parle un langage qu’il n’a jamais appris ; il prononce des mots qu’il ne comprend pas ; ces mots n’attendent qu’un évènement pour dévoiler leur signification : la restauration de l’unité perdue. Sa lecture l’entraîne sans qu’il le sache vers cet évènement absolu. Une fois le livre refermé, il comprend que chaque mot lu est comme chaque mot prononcé par Alexis. Il permet de garder vivante la promesse de l’unité. Quand Alexis crie « Hodeïdah ! », ce n’est pas seulement le bateau qu’il sauve de l’oubli, mais tous les souvenirs et toutes les impressions qui lui sont associés.

Ainsi, les personnages de ces deux romans révèlent une dimension essentielle de la vie affective. L’affectivité se manifeste en eux comme nostalgie d’une unité originelle, exprimée par la négation de l’espace et du temps. « L’horizon du grand pays recule sans cesse au fond de l’espace et du temps. C’est le pays où l’on s’éloigne toujours ensemble, et l’on ne parvient en un lieu désert que pour en trouver d’autres plus beaux » (Le Pays où l’on arrive jamais). Après la découverte du moulin et de la charge affective liée à ce lieu « désert » et « extraordinaire », Alexis et ses amis sont liés par « la conviction d’avoir surpris un évènement pour ainsi dire hors du monde. Ce soir-là il y avait entre eux comme une amitié éternelle » (L’Enfant qui disait n’importe quoi).

L’empathie que ressent le lecteur pour les personnages transforme la lecture en expérience intérieure ; et il ressent au fond de son cœur « l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vus de ceux qu’on voudrait voir, Ardenne et Provence, Europe et Nouveau Continent, Grèce et Sibérie » (Le Pays où l’on arrive jamais).


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