Le lieutenant-colonel de Maumort – R. M. DU GARD

Le lieutenant-colonel de Maumort, de Roger Martin du Gard, est un livre publié à titre posthume en 1983. Je me le suis procuré dans la belle édition d’André Daspre chez Gallimard (qui a reçu le prix de l’édition critique).

Le lieutenant-colonel de Maumort est un homme heureux.
Son bonheur ne provient pas de la réussite sociale ou de la carrière militaire, mais de la satisfaction de ses aspirations : « spirituelles serait trop dire. Intérieures… »
Tout au long de son existence, Maumort aura cherché une forme ; pour sauver de l’oubli le monde qu’il a connu ; pour laisser une empreinte de soi ; pour conserver une trace de sa vie spirituelle ou intérieure ; et si, à la fin de sa vie, le lieutenant-colonel peut se définir comme un homme heureux, c’est parce qu’il a trouvé ce qu’il cherchait.

Ce n’est pas un hasard si, après bien des hésitations, Roger Martin du Gard donne à l’histoire du lieutenant-colonel de Maumort la forme d’un journal. Comme il l’écrit dans ses notes, « le Journal, la seule empreinte de soi que l’on puisse laisser, répond à un besoin d’affirmer sa personne, de fixer, de conserver, de mettre à l’abri de la destruction de toutes choses, à l’abri du néant. Besoin qui, chez Maumort, est aussi impérieux que le besoin de vivre. Et d’autant plus impérieux chez un vieillard qui, en se retournant vers le passé, constate qu’il n’a rien créé, qu’il ne laisse rien. »
Pour répondre à une sorte de nécessité intérieure, Maumort entreprend l’écriture de son Journal ; il n’a alors que treize ans et n’envisage pas de faire une carrière militaire. Il sort peu de la maison familiale ; il n’a pas d’autre occupation que de tenir le Journal, pas d’autre « but que de donner une forme, une consistance à l’éphémère, de fixer par l’écriture toute cette « mouvante richesse de la vie quotidienne, qu’ {il} accueillai {t} avec tant de ferveur et dont {il} sentai {t} l’instabilité. »
Pour le lieutenant-colonel de Maumort, le bonheur ne consiste pas à donner un sens à sa vie, mais à la conserver dans une forme, à sauver de l’oubli le moindre de ses petits mouvements. « Ma raison, qui ne s’est jamais embarrassée d’inquiétudes métaphysiques, accepte volontiers cette hypothèse : la vie est en mouvement. (..) La vie n’est peut-être rien d’autre que cet essor universel sans commencement ni fin.»

Le lieutenant-colonel de Maumort veut sauver de l’oubli, non des faits historiques ou des anecdotes, mais les mouvements de sa vie intérieure.
Selon Xavier, son précepteur et ami, « tout homme a deux vies bien distinctes, et souvent contradictoires : sa vie sociale, c’est-à-dire sa vie devant les autres, en famille, dans le monde ; et puis sa vie secrète, disons tout net : sa vie sexuelle, dont presque personne autour de lui n’a la moindre notion ; une vie complètement cachée et camouflée où chacun de nous vit son vrai personnage. (…) On ne connaît quelqu’un que lorsqu’on a pu pénétrer dans ce labyrinthe secret. » Il semble que le lieutenant-colonel de Maumort fasse sienne cette maxime, et veuille faire de son Journal une sorte de monument à sa vie secrète.
Ainsi, le lecteur pénètre peu à peu dans le labyrinthe secret de Maumort. Mais sa vie intérieure et secrète ne se limite pas, contrairement à celle de Xavier, aux tiraillements du désir : le Journal n’est pas un recueil de confessions obscènes ; et ce n’est pas une œuvre pornographique. Pour Maumort, la vie sexuelle est avant tout une expérience affective ; le corps n’est pas séparé de l’esprit, le sexe n’est pas coupé du sentiment. Privilégiant la libération de l’amour à l’aliénation du désir, les expériences sexuelles de Maumort sont autant d’étapes sur un chemin qui mène au bonheur.

La découverte de la sexualité est ainsi décrite par Maumort comme un « choc émotif », occasionné par la vision de deux jeunes filles nues et la révélation de la différence sexuelle ; cet émoi est sensuel, mais d’une sensualité « diffuse et très chaste ». Lorsqu’il revient ensuite aux abords de la mare où il a vu les deux fillettes nues se baigner, ce n’est pas pour se remémorer « la vision des gamines » mais pour revivre « le premier choc émotif qui ait déclenché en {lui} des réactions d’un caractère personnel ; le premier qui {l’} ait obligé à contenir un secret (…) ; à s’affranchir de l’univers familial ». La découverte de la sexualité est décrite comme une « manifestation de la vie intérieure » et associée à un « sentiment de notre solitude ».
Même lorsque, au cours de son année de rhétorique au collège Saint-Léonard, sa sexualité se débride et qu’il se découvre des appétits homosexuels, Maumort choisit toujours des partenaires pour lesquels il ressent de l’affection ; ce ne sont jamais de simples objets du désir. Ainsi, il « n’y eut-il aucun autre camarade avec lequel {il} eu {t}, hors de la classe (..), des relations aussi pures, aussi simplement amicales » que le jeune garçon avec lequel ils se donnent des caresses mutuelles. Si pendant les cours du père Muller, le plaisir est partagé, c’est parce que Maumort a de l’affection pour le jeune garçon. Au contraire, repousse t-il l’autre garçon qui se glisse dans ses draps la nuit au dortoir, parce que celui-ci a « horreur du sentimental » alors que Maumort cherche de la tendresse. « Je désirais qu’il se blottît contre moi, que nous achevions la nuit, doucement, en sommeillant dans la même chaleur ». De ce garçon et de ses autres camarades de classe, il écrit : « chez eux, la perversité avait touché la qualité de l’âme, et je suis sur, (…) qu’ils ont porté, au plus secret d’eux-mêmes un point de gangrène, localisé peut-être et comme enkysté dans leur chair, mais incurable. » Car le désir et sa satisfaction « animale » sont associés à la dégradation, à la corruption de la chair et à la souillure de l’âme.
Xavier lui-même est décrit comme un être dont les désirs contrariés, le combat contre les tentations de plus en plus nombreuses entraînent sur la voie du désespoir, de la déchéance physique et du suicide. Le désir est mortifère et destructeur. Seule la grave maladie du petit Guy lui accordera un léger répit. « Du jour où le petit démon tentateur, (…) n’a plus été, au fond d’un lit moite, qu’un corps abandonné d’enfant malade, (…) la passion de Xavier s’est soudainement épurée. » Pour Maumort, l’amour et la tendresse peuvent sauver les êtres des ravages du désir.
Lorsqu’il aura quitté le collège Saint-Léonard, sa tante Ma exercera sur lui un vif attrait, « qui revêtait vraiment toutes les nuances possibles, sentimentales, morales, et {il} ne crain {t} pas d’ajouter, physiques, dans la mesure où tant de fils sont, sans le savoir, tendrement amoureux de leurs mères. » L’attrait exercé sur lui par la tante Ma n’est pas seulement physique, il n’engage pas seulement le corps mais tout son être. Il prend simultanément toutes les formes de l’attachement comme celles d’un fils pour une mère.
Une autre femme mûre exercera sur lui un fort attrait : Madame Nacquot, la femme d’un professeur de mathématiques du lycée de Caen, chez qui son père l’envoi pour étudier après son échec au baccalauréat. Madame Nacquot aurait pu être sa première maîtresse : « En venant à moi ce matin là, à demi nue sous son peignoir, en l’absence de son mari, dans ma chambre, il n’est guère douteux qu’elle fût prête à toutes les initiations ». Mais là encore, une force plus puissante que le désir l’empêche de céder à la tentation. « Je n’avais qu’à la laisser retirer son peignoir et s’offrir à moi. Non seulement je n’en eu pas une seconde la tentation, mais j’éprouvais une sorte d’horreur d’elle. » Cette force, Maumort la qualifie de « pudeur instinctive ». C’est un « réflexe pudique de vierge qui se jette dans le vide pour éviter d’être violée (…) aussi incompréhensible que le repliement instinctif de certaines fleurs à l’approche d’un corps étranger. » Il se refuse à vivre une expérience sexuelle qui ne soit pas une union du corps et du coeur et il se replie instinctivement sur lui-même, « comme une fleur ». Il repousse Madame Nacquot avec violence en lui heurtant « si durement la mâchoire qu’elle ne put retenir un ‘ oh ! ‘ de douleur ». Pour le jeune lieutenant-colonel de Maumort, assoiffé de pureté, les nécessités incompréhensibles de la vie intérieures s’opposent violement aux exigences du désir.
Sa première véritable nuit d’amour, il la vivra avec Doudou, une jeune antillaise de neuf années son aînée. Là encore, il n’aura pas été « forcé, au départ, de dissocier l’amour de la tendresse». Il ajoute : « La tendresse suivait de si près le désir, que je puis presque dire qu’elle l’accompagnait, et que, le lendemain matin, en me séparant d’elle, je quittais une femme dont j’étais amoureux. » Sa liaison avec Doudou sera brève mais elle laissera une trace indélébile. Doudou est à jamais associée à la quiétude et au bonheur. « A distance, le souvenir de ma liaison avec Doudou m’apparaît comme un moment de plénitude heureuse : calme des sens, calme du cœur. »

Le Journal du lieutenant-colonel de Maumort est l’aboutissement d’une aventure intérieure, d’une quête spirituelle. En suivant la voie de l’affectivité et non celle du désir, il aura sauvé le Saillant et ses habitants de l’oubli ; il se sera sauvé lui-même ; il aura trouvé une forme ; et cette forme semble à l’image du Saillant, symbole de paix et d’harmonie ; c’est la forme qui contient toutes les clés son existence : « Est-ce seulement l’effet du hasard si cet équilibre architectural, cette exacte mesure, cette harmonie, qui frappent au Saillant, se trouvent être aussi dans mon esprit, dans mon sens de la mesure, dans mon équilibre mental, dans ma tolérance, ma probité intellectuelles, mes goûts, et forment l’architecture de mon esprit, et si je puis dire, l’étalon de mon jugement ? Le seul et vrai fondement de ma morale ? » Cette remarque, qui révèle au passage le sentimentalisme de Maumort, pour qui les sentiments forment à la fois le goût et le jugement, témoigne de la place privilégiée que tient le château du Saillant dans son esprit.
Tout vient du Saillant et tout y retourne ; le château est associé à un état de virginité, à une soif de pureté et d’unité. Calme des sens, calme du cœur. Après avoir cruellement repoussé Madame Nacquot, il écrit : « La virginité était en moi, comme un élément naturel, comme une force à laquelle je ne pouvais me dérober, agressive et farouche. Et elle cohabitait en moi avec le plus impérieux désir sexuel ». Céder à la tentation, satisfaire ses désirs de la manière la plus basse, est tout autant impossible que de quitter définitivement le Saillant. Le château est le symbole de l’unité de la vie familiale menacée par la découverte de la sexualité. Il n’est pas une simple demeure mais le corps et l’âme de ceux qui y vivent. Le lieutenant-colonel y reviendra régulièrement au cours de sa carrière d’officier de l’armée coloniale, puis il refusera de le quitter pendant l’occupation allemande.
Ainsi, si la vison des jeunes filles nues se baignant est accompagnée d’un sentiment de culpabilité, celui-ci n’est pas lié à une éducation religieuse et un dégoût de la chair (« pas de scrupules religieux et de pieux repentirs »), mais au sentiment d’avoir découvert un secret « indécent qu’ {il} étai {t} tenu d’ignorer ». Le jeune Maumort avait ainsi « franchi un seuil interdit », il avait pénétré dans son labyrinthe secret. Le sentiment de culpabilité provient donc de l’impression d’avoir découvert son individualité et brisé l’unité de la vie familiale.

La vie du lieutenant-colonel de Maumort, ses choix et ses non choix, semblent guidés par ce besoin vital de renouer avec le passé du Saillant, de retrouver l’unité familiale perdue, de conserver une forme à ce qui va disparaître, d’en donner une à ce qui n’en a plus. Une forme mouvante et pure, virginale et vivante. Le Journal de Maumort est à la fois le moyen et la fin de cette quête. Cette voie de l’affectivité, qui fraye paisiblement son chemin au milieu des soubresauts du désir, c’est la voie du bonheur ; c’est une voie intérieure et spirituelle, mais, à en croire le lieutenant-colonel de Maumort, c’est aussi une voie morale.


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