Le pont flottant des songes – Junichirô Tanizaki

La vie affective du narrateur, prénommé Tadasu, appartient au règne de la ressemblance.

Son existence est placée sous l’emprise de son père, dont la volonté est de préserver la beauté de l’Hermitage aux hérons, une maison entourée d’un magnifique jardin paysager, et de garantir le bonheur de son fils puis de sa seconde épouse. Dans cette maison, le père de Tadasu a connu un amour parfait. « Tout l’amour de mon père était consacré à ma mère, et pour peu qu’il fût avec elle, là dans cette maison avec son jardin paysager, il semblait pleinement satisfait », dit le narrateur. A la mort de sa femme, le père de Tadasu met en place un double stratagème afin de triompher des ravages du temps. Dans un premier temps, il remplace la mère du narrateur par une femme qui lui ressemble ; puis, à l’approche de sa mort, il charge son fils de le remplacer auprès d’elle. Ainsi, il préserve pour l’éternité un monde à l’image de son bonheur.

Dans un premier temps, Tadasu ignore tout des desseins de son père. Il ressemble à son père « comme deux gouttes d’eau » d’après sa nourrice, mais il ne le sait pas. De même, il ne sait plus à quoi ressemblait sa première mère. « Je suis incapable de me rappeler clairement les traits de ma vraie mère. » Ainsi, il ne se soucie guère de ressemblance ; et il n’a aucune idée du stratagème que son père est en train de mettre en place. Lorsque celui-ci lui demande « s’il y avait quelqu’un qui ressemble beaucoup à ta maman qui est morte, et qui serait d’accord pour être une maman pour toi, qu’est-ce que tu en penserais ? », il ne sait pas quoi répondre. Quelques temps plus tard, son père lui présente une jeune femme et lui dit « en songeant aussi bien à ton avenir qu’au mien, j’aimerais qu’elle m’épouse et vienne habiter avec nous. » Loin de s’en offusquer, il l’approuve pleinement. Il vient alors de placer sans résister sa vie affective sous la prégnance de celle de son père, c’est-à-dire sous le règne de la ressemble.

Il faut dire que Tadasu, pas plus que son père, ne supporte la disparition de sa mère. Si l’Hermitage aux hérons donnait « l’impression d’un endroit bien plus profond et retiré du monde qu’il ne l’était en réalité », il le devait probablement à la présence de cette femme, dont la nature « douce, mais aussi sereine et profonde » imprégnait tout le paysage. L’Hermitage aux hérons est indissolublement lié au sein maternel et au souvenir des tétées. « Pourquoi ne revenait-il pas, tout ce monde de rêve doux et blanchâtre dans la tiédeur de son sein, avec ses effluves où le parfum de sa chevelure se mêlait à l’odeur du lait ! La disparition de maman signifiait-elle l’anéantissement de ce monde ? Cet univers, où donc l’avait-elle à jamais emporté ?», se demande Tadasu.

C’est ainsi que la première partie du stratagème du père de Tadasu parvient à se mettre en place. Dans l’esprit troublé de l’enfant, les deux femmes n’en font plus qu’une ; les souvenirs et les impressions se confondent. Lorsqu’il évoque certains souvenirs, il ne sait plus à qui il doit les attribuer de même qu’il ne sait pas qui est l’auteur du petit poème célébrant l’Hermitage aux hérons. « Ne serait-il pas plausible d’estimer que les impressions de ma seconde mère se sont superposées à celle de la première, et que les deux se sont confondues dans ma mémoire ? » La deuxième mère vient ainsi prendre la place de la vraie mère, jusque dans son rapport privilégié avec le paysage. Lorsqu’il revoit sa mère au bord de l’étang, laissant pendre ses jambes pour laisser tremper ses pieds dans l’eau qui, ainsi immergés paraissaient encore plus beau que d’habitude, « là encore, la physionomie de ma seconde mère était venue se superposer à la sienne, brouillant son image. »

Lorsque la seconde épouse du père de Tadasu donne naissance à un enfant prénommé Takeshi, ils décident en secret de le faire adopter. Sans nourrisson à allaiter, la jeune femme peut ainsi donner le sein à Tadasu, qui n’a pourtant plus l’âge de téter. Par cet acte symbolique, elle remplace définitivement la vraie mère de Tadasu ; son corps, ses seins qui donnent du lait, sont maintenant associés dans son esprit à l’Hermitage aux hérons. Cet acte est-il intentionnel et fait-il parti du stratagème du père de Tadasu ? La jeune femme est-elle complice ? Ou bien voulaient-ils seulement éloigner l’enfant de l’Hermitage aux hérons ? Tadasu lui-même ne le sait pas. Il semble que nul ne peut troubler la perfection de ce nouveau monde fait à l’image de l’ancien. Tadasu n’a qu’une certitude : « à l’instant même où je m’étais subitement trouvé devant les seins de maman, le monde de rêves dont je languissais m’était aussitôt revenu, et les souvenirs du passé s’étaient mis à déferler ».

Ainsi Tadasu vit maintenant comme son père dans un monde de rêves. Mais la menace de la destruction n’est pas absente de ce monde. Déjà, le petit Tadasu était «terrifié par les cinq ou six arhat de pierre qui étaient dispersés sur la butte et au bord de l’étang. (…) L’un d’eux semblait vous dévisager d’un air réprobateur, le nez grimaçant sous un regard torve, alors qu’un autre laissait filtrer un sourire malveillant et sardonique. » La nourrice s’inquiète d’une possible noyade. Les scolopendres rôdent. Puis la menace se fait soudain plus précise : son père meurt d’une tuberculose rénale.

Avant de mourir, le père de Tadasu le fait venir à son chevet. C’est le moment pour lui de découvrir la deuxième partie du stratagème. « Là-bas, dans l’autre monde, ta première maman m’attend, et je suis heureux à la pensée que je pourrais enfin, après si longtemps, la retrouver », lui dit-il. « Mais en revanche je me fais bien du souci pour ton autre maman. (…) Aussi je te demande de t’occuper d’elle, et d’elle seule. Tout le monde dit que tu me ressembles, et c’est vrai. D’ailleurs, avec l’âge, cette ressemblance ne fera que s’accentuer. Si tu restes à ses cotés, maman aura l’impression que c’est comme si j’étais toujours là. Est-ce que, du fond du cœur, tu es vraiment prêt à faire en sorte que maman ressente cela, à en faire le seul but de ton existence, sans avoir besoin d’aucune autre satisfaction ? » Sans surprise, de même qu’il avait approuvé le remplacement de la première maman par la deuxième, Tadasu donne son assentiment à cette nouvelle union.

Qu’est-ce qui pousse ainsi le père de Tadasu à mettre au point ce stratagème ? Et pourquoi Tadasu accepte-t-il de vivre sous la prégnance affective de son père ? Est-ce qu’il partage son désir de ressemblance ? Après la mort de sa seconde maman, mordue par une énorme scolopendre, Tadasu se résout à vendre l’Hermitage aux hérons et à vivre avec son petit frère Takeshi. Il n’échappe pourtant pas au règne de la ressemblance. Ce qui le réjouit par-dessus tout chez son petit frère, « c’est que son visage est le portrait de celui de maman ». Ainsi, nous dit Tadasu, « je pense continuer à vivre aussi longtemps que possible avec Takeshi, qui me rappelle tant maman. » Le désir de ressemblance du père était donc aussi celui du fils. L’un comme l’autre voulait vivre dans un monde de rêves, hors de l’espace et du temps ; un monde où ils pouvaient goûter au bonheur éternel. La vie affective de ces deux personnages se manifeste par ce désir de trouver un endroit qu’il leur ressemble, où ils auront éternellement sous les yeux l’image de leur amour. Un endroit qui ressemble diablement au sein maternel.


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